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Type de textesource
TitreEssais
AuteursMontaigne, Michel de
Date de rédaction
Date de publication originale1580:1588
Titre traduit
Auteurs de la traduction
Date de traduction
Date d'édition moderne ou de réédition1965; 2004
Editeur moderneVilley, Pierre
Date de reprintParis, PUF, 3 volumes

, « Sur des vers de Virgile » (numéro III, 5)

Elles ne vendent que le corps : La volonté ne peut estre mise en vente, elle est trop libre et trop sienne : Ainsi ceux cy disent, que c’est la volonté qu’ils entreprennent, et ont raison. C’est la volonté qu’il faut servir et practiquer. J’ay horreur d’imaginer mien, un corps privé d’affection. Et me semble, que cette forcenerie est voisine à celle de ce garçon, qui alla saillir par amour, la belle image de Venus que Praxiteles avoit faicte : Ou de ce furieux Ægyptien, eschauffé apres la charongne d’une morte qu’il embaumoit et ensueroit : Lequel donna occasion à la loy, qui fut faicte depuis en Ægypte, que les corps des belles et jeunes femmes, et de celles de bonne maison, seroient gardez trois jours, avant qu’on les mist entre les mains de ceux qui avoient charge de prouvoir à leur enterrement. Periander fit plus merveilleusement : qui estendit l’affection conjugale (plus reiglee et legitime) à la jouyssance de Melissa sa femme trespassee. Ne semble ce pas estre une humeur lunatique de la Lune, ne pouvant autrement jouyr d’Endymion son mignon, l’aller endormir pour plusieurs mois : et se paistre de la jouyssance d’un garçon, qui ne se remuoit qu’en songe ? Je dis pareillement, qu’on ayme un corps sans ame, quand on ayme un corps sans son consentement, et sans son desir.

Dans :Praxitèle, Vénus de Cnide(Lien)

, « La fortune se rencontre souvent au train de la raison » (numéro I, 34) , p. 221

Surpassa elle[[5:la fortune.]] pas le peintre Protogenes en la science de son art ? Cettuy-cy ayant parfaict l’image d’un chien las, et recreu à son contentement en toutes les autres parties, mais ne pouvant representer à son gré l’escume et la bave, despité contre sa besongne, prit son esponge, et comme elle estoit abreuvee de diverses peintures, la jetta contre, pour tout effacer : la fortune porta tout à propos le coup à l’endroit de la bouche du chien, et y parfournit ce à quoy l’art n’avoit peu attaindre.

Dans :Protogène, L’Ialysos (la bave du chien faite par hasard)(Lien)

, « De la tristesse » (numéro I, 2) , incipit, p. 11-12

Je suis des plus exempts de cette passion, et ne l’ayme ny l’estime : quoy que le monde ayt entrepris, comme à prix faict, de l’honorer de faveur particuliere. Ils en habillent la sagesse, la vertu, la conscience. Sot et vilain ornement. Les Italiens ont plus sortablement baptisé de son nom la malignité. Car c’est une qualité tousjours nuisible, tousjours folle : et comme tousjours couarde et basse, les Stoïciens en defendent le sentiment à leurs sages.

Mais le conte dit que Psammenitus Roy d’Ægypte, ayant esté deffait et pris par Cambysez Roy de Perse, voyant passer devant luy sa fille prisonniere habillee en servante, qu’on envoyoit puiser de l’eau, tous ses amis pleurans et lamentans autour de luy, se tint coy sans mot dire, les yeux fichez en terre : et voyant encore tantost qu’on menoit son fils à la mort, se maintint en cette mesme contenance : mais qu’ayant apperçeu un de ses domestiques conduit entre les captifs, il se mit à battre sa teste, et mener un dueil extreme.

Cecy se pourroit apparier à ce qu’on vid dernierement d’un Prince des nostres, qui ayant ouy à Trente, où il estoit, nouvelles de la mort de son frere aisné, mais un frere en qui consistoit l’appuy et l’honneur de toute sa maison, et bien tost apres d’un puisné, sa seconde esperance, et ayant soustenu ces deux charges d’une constance exemplaire, comme quelques jours apres un de ses gens vint à mourir, il se laissa emporter à ce dernier accident ; et quitant sa resolution, s’abandonna au dueil et aux regrets ; en maniere qu’aucuns en prindrent argument, qu’il n’avoit esté touché au vif que de cette derniere secousse : mais à la verité ce fut, qu’estant d’ailleurs plein et comblé de tristesse, la moindre sur-charge brisa les barrieres de la patience. Il s’en pourroit (di-je) autant juger de nostre histoire, n’estoit qu’elle adjouste, que Cambyses s’enquerant à Psammenitus, pourquoy ne s’estant esmeu au malheur de son filz et de sa fille, il portoit si impatiemment celuy de ses amis : C’est, respondit-il, que ce seul dernier desplaisir se peut signifier par larmes, les deux premiers surpassans de bien loin tout moyen de se pouvoir exprimer.

A l’aventure reviendroit à ce propos l’invention de cet ancien peintre, lequel ayant à representer au sacrifice de Iphigenia le dueil des assistans, selon les degrez de l’interest que chacun apportoit à la mort de cette belle fille innocente : ayant espuisé les derniers efforts de son art, quand ce vint au pere de la vierge, il le peignit le visage couvert, comme si nulle contenance ne pouvoit rapporter ce degré de dueil. Voyla pourquoy les Poëtes feignent cette miserable mere Niobé, ayant perdu premierement sept filz, et puis de suite autant de filles, sur-chargee de pertes, avoir esté en fin transmuee en rocher, diriguisse malis, pour exprimer cette morne, muette et sourde stupidité, qui nous transsit, lors que les accidens nous accablent surpassans nostre portee.

Dans :Timanthe, Le Sacrifice d’Iphigénie et Le Cyclope (Lien)